Les aventuriers
de la mémoire perdue
Mai 1986, Festival
de Cannes. Menahem Golan et son cousin Yoram Globus (patrons de
la très protocolaire firme Cannon, aujourd'hui disparue)
déjeunent en compagnie de J.-L. Godard. La discussion porte
sur une éventuelle adaptation par le cinéaste du Roi
Lear de Shakespeare. Finalement, J.-L. Godard donne son accord et
signe sur un coin de nappe. Norman Mailer sera le scénariste.
Le film doit être présenté au prochain Festival
de Cannes.
Voici l'argument du film : après une catastrophe sans précédent
(Tchernobyl) qui a éliminé toute trace d'art et de cinéma
de la surface de notre planète, un jeune écrivain, William Shakespeare
Junior, tente de retrouver les traces des uvres disparues. Il croise à
cette occasion un vieux mafieux (King Lear ? Dieu ?) qui entretient des rapports
bizarres avec sa fille (Cordélia). Il rencontre également un curieux
excentrique à qui il demande en quoi consistait le cinéma, et
s'il en croit le retour possible sur cette planète.
Le pronostic du vieil illuminé - Pluggy (Jean-Luc Godard), affligé
d'un atroce rictus, coiffé de dreadlocks en câbles vidéos
- est énigmatique, et la petite "installation" qu'il réalise,
à partir d'une boîte à chaussures et d'une allumette magique,
laisse le jeune William perplexe
Les deux producteurs de la firme Cannon furent aussi probablement très
perplexes au vu des premiers rushes, comme en témoignent leurs réactions,
rapportées dans le film : "Fear and Loathing" (Peur et répulsion).
Ils menacent J.-L. Godard de procès. Ils exigent un "éclaicissement"
("A clearing"). Car, tel quel, le film ne vaut pas un clou (It is
: "No Thing"). Il est vrai que d'une certaine manière le film
ne parle de rien. Rien du tout, ou si peu : juste la fin de la culture, du cinéma,
de la mémoire. Autant dire la fin de l'art
Or sans art, précisément,
que reste-t-il au juste ? Pas grand-chose, à vrai dire : juste le réel.
Mais un réel déqualifié : "This is not real",
scandent les cartons du film. Privé de consistance, de chair, le réel
bascule dans l'inconséquence
Les cartons qui rythment le film sont les leitmotive des dernières uvres
de Godard. Le Roi Lear (ou la "loi rire" ou le "roi lire")
se présente comme une "étude" ("A study. An approach"),
centrée sur l'amnésie, l'ingratitude (qu'incarnent les filles
de Lear, dans la pièce de Shakespeare), et les chances de survie des
oeuvres d'art dans un monde privé de mémoire. Méditation
ponctuée d'insolences et de provocations, mais aussi de fascinants carambolages
d'images et de mots, ces mots qui sont des acteurs dans les films de Godard,
comme les cris des oiseaux sont des paroles ou des pleurs, et les images des
personnages qu'il s'agit de subvertir. Ce en quoi le cinéaste excelle
: il faut, admet-il, "prendre les images dans le dos". De fait, King
Lear fut "tourné dans le dos" ("A picture shot in the
back" : référence I shot Jesse James, de Samuel Fuller).
Facétie godardienne.
Une fresque de Giotto (Anges visitant la scène de la disgrâce),
centrale dans le film, est d'une tonalité plus mélancolique. Le
sourcil froncé de l'ange semble exprimer la douleur que lui inflige le
spectacle de la disgrâce humaine (regard désenchanté du
cinéaste ?). Sous nos yeux, en effet, un univers semble s'évanouir
: une jeune fille virginale gambade auprès d'une cheval blanc, une singulière
ouvreuse (Julie Delpy) s'époumone dans une salle de cinéma désaffectée
("Nestlé, Cahiers, Poulain
"), Norman Mailer enrage et
quitte le film, un jeune homme (Leos Carax), armé d'un filet à
papillons, chasse les signifiants ("Tell me the name, tell me the name"
),
tandis que Woody Allen médite ou pontifie
Les images laiteuses
du lac Léman, la lumière tamisée des sous-bois, les murmures
plaintifs des oiseaux évoquent The waves, ouvrage de Virginia Woolf que
Julie Delpy (Vriginia, dans le film) tient à la main.
Autant de fragments de vie ("des images justes ?"), de morceaux de
rêves, de petits riens ("juste des images") que le film recueille
en une fugue ludique, subtilement composée, allégrement intempestive.
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